| Un cycle pour les Cyclades ; rêves et mirages.
Lorsqu'on rêve de la Grèce, l'attrait "d'ailleurs" qui nous conduit chez le libraire ou au guichet d'une agence de voyage me paraissait beaucoup plus qu'un besoin d'évasion.
Cela ressemblait au désir de revoir un éden, un jardin d’enfance où le réel était aux dimensions de l’imaginaire. La Grèce antique n'est-elle pas source et fondement de notre culture européenne : qu'elle s'appelle philosophie, poésie, tragédie, mythologie, science, athlétisme, sculpture, architecture ou démocratie ? J'avais hâte de le vérifier. Tant et tant de cyclistes m'en avaient parlé.
Pourtant, quand les sacoches de nos bicyclettes, gonflées d'illusions, touchèrent le bitume d'Athènes, ce fut le choc. Chaos automobile, air irrespirable, aucun respect des deux roues sans moteur. Insupportable ! Nous avons donc pris la fuite par le premier goulot automobile venu en direction du Pirée et l’île la plus proche, Egina.
Vues d'avion avec leurs sommets enneigés, elles paraissaient superbes ces îles. Et c'est pourtant par la mer, la mer Egée, que la terre de ces mutiples îles existe. Ce ne sont pas elles qui sont grecques mais bien cette mer qui les entoure. Elle a fait de tout insulaire un pêcheur ou un marin qui ne peut vivre que par le bateau et ce grand manteau bleu qui le berce. Ceux à qui l'âge de la retraite a imposé la sédentarité ont décidé de perpétuer son souvenir par la peinture. Ils en reproduisent le bleu et le blanc sur les édifices qui leur sont chers. Chapelles, ruelles et cryptes renvoient ainsi au soleil le rayonnement qui menace leur fraîcheur intérieure. Et entre la lumière aveuglante et l'ombre, on voit parfois glisser un chat noir, une petite vieille courbée par le vent ou ce gardien sombre des âmes qu'est le pope.
Ces premiers jours sur les îles proches d'Athènes nous avaient quelque peu réconciliés avec nos rêves. Restait à découvrir ce bleu émeraude vendu par les tour-opérateurs du monde entier. C'est par l'énorme masse métallique du bateau qui gémit dans ses tôles et ses chaînes qu'un énorme pont d'acier nous fit mettre pied à terre sur le Péloponnèse. Le navire n'avait pas vomi ses camions ni sa traditionnelles foule de bronzés. Nous étions seuls à l'arrivée à Galatas. Les oliviers avaient remplacé les pistachiers des îles, les oeillets rouges et blancs les cailloux, le parfum des orangers en fleur les gaz d'échappement... Enfin les vacances. C'était presque qu'un éden. Il suffisait de tendre la main pour goûter au nectar défendu des oranges sanguines.
Le mois d'avril dans sa fraîcheur humide avait coloré la montagne en un arc-en-ciel végétal. Imaginez l'extraordianire théâtre d'Epidaure enlacé dans l'argenté des oliviers, les coupoles de Mistra caressées par le rose des arbres de Judée, la porte aux lionnes de Mycènes sur un fond jaune colza, les massifs de coquelicots entre les pierres sèches de Tirinthe... Ces fleurs et parfums affolaient les multiples ruchers croisés sur la route dans un bourdonnement incessant.
Chaise grecque et convivialité
Evidemment ces merveilles ne se gagnaient qu'au prix de multiples efforts, de cols suivis de gorges, de vents contraires, de bourrasques glaciales ou d'étranges heures de solitude. Parfois un monastère accroché comme un nid d'aigle à une paroi nous permettait de nous réchauffer et de basculer dans l'univers impressionnant de la méditation. D'Elona, il nous restera ce souvenir de silence et de litanies orthodoxes s'échappant d'une obscure chapelle. Quatre moniales dont nous ne devinions à la lumière des cierges que les yeux, y vénéraient de secrètes icônes. Atmosphère envoûtante.
Une autre pause d'altitude dans le village de Kosmas nous fit découvrir la chaise grecque ; celle sur le bord d'une place de charme où on s'installe pour des heures ou des journées entières. De jour comme de nuit, la chaise est gardienne de la convivialité. Au soleil ou à l'ombre, elle expose ses blessures de paille, ses rafistolages au fil de fer ou tient compagnie aux trois pieds métalliques des tables bleues. Indispensable à l'art de la conversation et à sa gestuelles, elle est invitation permanente à la rencontre. Elles nous permirent de savourer notre premier café frappé. Ce lieu sacré où le temps avait pour mesure l'éternité nous a dévoilé le centre vital de la société masculine grecque, le café.
Un peu plus au sud, les joyeuses explosions festives de la Pâque orthodoxe couvraient les hurlements du Meltemi contre les tours austères du Magne. Le vendredi matin, nous avions bien constaté l'animation des marchés aux moutons. Le samedi, les peaux séchaient au soleil. Le dimanche, les méchouis et kokoretsis tournaient dans toutes les cours des maisons au rythme des musiques traditionnelles et des pétards. Ca sentait bon le thym grillé, l'huile d'olive, le pain au sésame, le concombre, l'ouzo et le retsina. Difficile dans ces conditions de ne pas poser pied à terre.
Puis il y avait le charme des chemins bordés de murets en pierres sèches, ces icônes éclairées d'une lampe à huile qui dans le creux d'une église miniaturisée veillent sur le tournant dangereux. Et sur cette terre ingrate ne trouvaient à s'épanouir en terrasses que des bouquets de chapelles.
Il nous faudra dix jours de route et d'effort pour entrevoir enfin cette mer "carte postale". Le bleu encre y flirtait avec le vert émeraude, ballottant les caïques multicolores au gré de l'écume. A la pointe de la crique, une chapelle blanche comme tant d'autres somnolait face au large, les pieds dans l'eau, adossée au cimetière. Cette petite anse paisible s'appelait Néo Itilo.
Dans nos flâneries quotidiennes, le bâteau hebdomadaire pour la Crète nous rappela hélas les exigences modernes du temps.
La vraie Crète est tout intérieure...
Neuf heures de traversée de Githio à Kastéli pour croiser la vie de deux îles coupées du monde : Kithira et Andikithira. Au terminus, le mont Ida, montagne sacrée pour les Minoens, s'était couronné de la chevelure neigeuse de Zeus.
La vraie Crète était tout intérieure et aux rêveurs éveillés que nous sommes s'est révélée mutiple, sauvage et hospitalière. Plus agriculteur que marin, le Crétois de la côte restait indifférent au passage des touristes vagabonds que nous étions. Sur les pistes de montagne par contre, les multiples "Ya sou" nous encourageaient dans l'effort. Le raki nous était parfois offert à la pause ou sur le coin du feu. C'était une île de bergers, de troupeaux de clochettes, plantée d'énormes oliviers séculaires aux troncs torturés, l'île du miel d'or, du yaourt, de la féta fraîche et onctueuse, de l'artichaut, du tsatsiki...
Barrage de la langue oblige, les mains calleuses rencontrées ne pouvaient hélas nous raconter leur histoire, l'histoire des pierres et de la terre.
Pourtant ce paradis est en péril. Il est déjà presque trop tard. Le rond à béton du constructeur arbitraire a poussé sur toutes les côtes accessibles. Cette architecture inachevée et sauvage est le résultat d'une économie parallèle née du tourisme de masse. Et oui, en vélo ou pas, nous en sommes tous un peu responsables. Ce pari d'héberger, de restaurer, d'exploiter toujours plus pourrait tuer très vite la poule aux oeufs d'or. Si le roi Minos voyait les palais hôteliers d'aujourd'hui! Archipel des monts et merveilles, la Grèce n'est-elle pas au bord de la noyade ? N'est-elle pas devenue ce pays qui pour la première fois de son histoire, n'exporte plus ses mythes dans le reste du monde mains importe le reste du monde venu chercher chez elle les mythes qui l'ont à jamais désertée ?
Le retour vers Athènes se fit par les îles des Cyclades. Difficile de ne pas s'arrêter dans la caldeira de Santorin. Falaise brune aux reflets noirs et rougeâtres, elle domine le ballet incessant des bateaux de la rade. La crête est ourlée d'un diadème d'une blancheur éclatante : la ville de Thira. Si ce volcan de la mer Egée couve toujours, la beauté du site fait oublier le danger.
Berceau de l'Atlantide ou pas, un charme infini se dégage des maisons toujours fraîchement chaulées, des dédales de ruelles menant vers la vieille forteresse de Pirgos ou le monastère oublié du prophète Elie, des moulins qui en vain battent des ailes et des terrases en bord de falaise où ne rien faire confine à ce que nous appelons l'art de vivre. Et quand le soleil se couche sur le cratère dans un feu surnaturel, la magie opère, comme par enchantement dans des lueurs d'apocalypse.
Lieux privilégiés d'errance, toutes ces îles blanches ou bleues sont très belles. Les villages y sont revêtus de silence. L'île de Paros nous a comblés en la matière. Notre coeur a chaviré dans les eaux limpides du port de Naoussa où la vie est rythmée par l'attente et le retour des caïques de pêche. Qu'il est bon d'attendre sur d'agréables terrasses entre les poulpes et les filets qui sèchent au soleil.
Les filles nues de Miconos
A Myconos, tout fut différent. Le Meltemi déchaîné nous avait contraints à abandonner nos vélos. C'est donc en bus et à pied, en touristes ordinaires que nous avons approché cette destination vedette du tourisme international. J'en garde l'image du premier bronzodrome-disco hellénique. Nous avions planté notre tente igloo sur Paradise-beach. Tout un programme ! L'eau y était menthe-à-l'eau, le sable caramel, et les filles nues... A côté, c'était Super-Paradise ; l'eau y était paraît-il, topaze, le sable blanc et les hommes nus... Impossible de vous le confirmer. Notre bus n'y passait pas. Malgré le farniente ambiant, nous avons tout de même croisé de jolis pigeonniers, une petite Venise où les vieilles demeures aux balcons de bois dégringolent jusqu'aux flots bleus, des chapelles de pirates et le célèbre pélican Pétros, mascotte de l'île...
Coup de coeur pour Délos
A quarante minutes de bateau, notre coup de foudre archéologique fut pour l'île sacrée de Délos où naquit jadis Apollon. Par le premier caïque, nous découvrîmes l'île avec le réveil du soleil. Car le soleil se lève d'abord à Délos, sa patrie. Les lézards le savent. Leur corps tendu en arc, ils recherchent sur la plus haute pierre l'instant incandescent d'union à leur Dieu. Et sur quelles pierres : de marbre blanc ou de granit, sculptées ou colonnades, fines mosaïques ou cuvettes, couchées par le temps ou dressées en défi à l'éternité. je ne pouvais imaginer de vieilles pierres aussi belles. Que des artisans du 7ème siècle avant J.C. assemblent aussi parfaitement et avec une telle harmonie des pierres de toutes dimensions sans liant pour qu'elles tiennent jusqu'à nos jours me paraissait inconcevable. Ces témoignages de ce qui fut le principal port et centre commercial de la mer Egée nous donnèrent une fameuse leçon de modestie quant au rayonnement et à la pérennité des civilisations.
De là, nous ne pouvions que rejoindre Athènes ; antique et moderne, très belle et insupportable, mère et marâtre, orientale et occidentale, tumeur au sein d'une Grèce éternelle. La gloire et la ruine. La gloire, c'est la vocation de cette cité à être capitale, à dominer sans partage la Grèce antique, les sources de l'esprit européen. L'envers de la gloire, c'est que l'on pleure sur sa ruine depuis des lustres.
Même si les visites en cyclistes privilégiés que nous sommes, nous apportèrent toute la grandeur des sites antiques et la magnificence des musées, même si les îles, la mer, le retsina, les souvlakis et le sirtaki sont à la hauteur des images vendues, entre "notre" Grèce imaginaire et ce pays de vacances plane un vague malaise - comme un amour manqué...
Ce périple cycliste en Grèce, ce furent 32 jours de voyage, 29 heures de bâteau, beaucoup de farniente, 1.376 Km. de vélo sans E.P.O. et une arrivée olympique à Athènes.
Avril 1997
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